PAR DEBRUYNE STÉPHANIE 21 MAI 2021
SALERNO Gabriel , « Effondrement… c’était pour demain ؟ », Éditions d’en bas, 2021.
La crise sanitaire que nous vivons depuis plus d’un an n’a pas « effondré » le monde dans lequel nous vivons, mais elle a montré la forte vulnérabilité de nos sociétés et signifié à l’homme qu’il n’était pas à l’abri de grands ébranlements. La question de l’effondrement possible de notre civilisation, essentiellement en raison des dégâts irréversibles infligés par notre humanité à la nature, est discutée depuis plusieurs décennies déjà, sans être parvenue à mobiliser suffisamment les consciences pour engager des changements visant à endiguer ce risque. Il n’est pas certain que la crise que nous connaissons actuellement suffise à activer la prise de conscience de l’urgence de modifier nos modes de vie et de consommation des ressources terrestres. Mais assurément, l’ouvrage que vient de publier Gabriel Salerno sur la question de l’effondrement est tout à fait bienvenu pour pousser en ce sens. L’auteur fonctionne ici en trois temps : dans un premier chapitre, il présente les « théories générales de l’effondrement » ; dans le deuxième, il analyse les effondrements de civilisation survenus par le passé ; et dans le dernier, il en tire les enseignements pour réfléchir à notre trajectoire à venir. Nous ne détaillerons pas ici les théories générales, qui remontent aux récits religieux apocalyptiques puis prennent un tournant différent dans la seconde partie du XXe siècle, devenant plus rationnelles et se fondant sur des données démographiques, économiques, écologiques…, avec le rapport Meadows, les travaux de William Catton, Joseph Tainter, Jared Diamond… Le premier chapitre le fait fort bien et de façon très pédagogique ; on y voit les multiples perspectives d’effondrement proposées et le caractère systémique des effondrements redoutés. Ces analyses pointent les risques d’un effondrement global, mais selon Gabriel Salerno, la situation est plus complexe, comme en témoigne le regard qu’il propose ensuite sur le passé. Dans ce deuxième chapitre tout aussi pédagogique, l’auteur revient sur les trois grands effondrements de civilisation qui se sont déjà produits au cours de notre histoire : la chute de Rome, l’effondrement de la civilisation maya classique et le déclin des civilisations de l’âge de bronze. Après une description historique détaillée de ce qui a conduit à la disparition de chacune de ces trois civilisations, il pointe l’importance de la temporalité : en aucun cas l’effondrement n’est survenu d’une manière brutale et soudaine ; il s’est toujours agi de processus de longue haleine, de délitement, ne touchant pas systématiquement tous les pans de la société ni tous les territoires de la civilisation concernée. La chute de Rome s’est étalée sur plusieurs siècles ; l’Empire maya s’est délité par morceaux, certains territoires sombrant quand d’autres restaient florissants ; les civilisations du Proche-Orient lors de l’âge de bronze ont disparu suite à la conjonction de multiples facteurs concomitants dans un contexte d’interdépendance entre les territoires. Comme l’écrit Gabriel Salerno (p. 113) : « Des transformations culturelles, des changements dans l’organisation sociopolitique, des mutations économiques et matérielles s’opèrent, et ceci généralement de manière irréversible » ; cela fait basculer vers une rupture, parfois de manière imperceptible pour les individus, parfois dans le chaos. Donc, de ces effondrements passés se dégage selon lui un aspect hétérogène, « pluriel », de l’effondrement et non strictement global comme présenté dans les théories générales. Gabriel Salerno utilise la métaphore de la matriochka pour symboliser ce « phénomène complexe et multiforme qui se décline à différentes échelles d’espace et de temps ». Et partant des ces enseignements tirés du passé, l’auteur propose un regard sur l’avenir, ni catastrophiste (il n’y aurait plus rien à faire ; l’écroulement serait inéluctable), ni naïf (une forme d’effondrement est effectivement en cours, certaines limites planétaires ont été atteintes ou dépassées, les conditions d’habitabilité de la Terre ont été affectées de manière irréversible ; et notre fonctionnement systémique ne permet guère de retour en arrière). Il reste encore quelques marges d’action pour atténuer l’ampleur des chocs à venir ; c’est ce qu’il faut identifier et investir rapidement. Dans cette partie, l’auteur rappelle les facteurs d’inquiétude, les trajectoires destructrices pour l’environnement sur lesquelles les modes de vie des sociétés développées nous ont placés — références et données scientifiques à l’appui. Ce diagnostic, nous le connaissons bien à Futuribles. Mais l’auteur adopte une posture volontariste que l’on se plaît à partager : « Nous nous trouvons […] à un carrefour » et devons choisir entre un avenir dystopique et l’utopie écologique (basée sur la sobriété) ; il est évident que la voie salvatrice pour l’humanité est la seconde, et Gabriel Salerno présente différentes pistes d’outils et d’actions pouvant contribuer à en prendre le chemin. Mais il est essentiel, selon lui, pour mobiliser utilement tous nos concitoyens dans l’atténuation de l’effondrement qui s’est amorcé, de ne pas se placer dans des postures extrêmes (pessimisme paralysant ou optimisme minimisant les défis). C’est sans doute là que se situe l’enjeu pour sortir du mauvais pas dans lequel nous nous sommes englués : alerter suffisamment fort pour enclencher une réaction du plus grand nombre et la mise en œuvre des actions de grande ampleur qui s’imposent. À ce titre, la crise Covid semble porteuse d’une forme d’espoir : quand l’heure est grave, d’énormes changements peuvent être entrepris en un temps record…
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