Florian Dèbes
Après de multiples reports, l'entreprise a lancé le retrait de ces petits fichiers de ciblage publicitaire. La manoeuvre inquiète le secteur et certaines autorités de la concurrence.
C'était devenu une arlésienne dans la tech. Mais après des années de discussions et de multiples reports, Google a commencé jeudi à retirer de son navigateur Chrome les cookies tiers, ces petits fichiers qui « suivent » les internautes et servent au ciblage publicitaire, sur lesquels s'est construite pendant près de trente ans une grande partie de l'économie du Web.
Dans un premier temps, 1 % des utilisateurs de l'explorateur Internet le plus installé au monde sont concernés. Soit 34 millions d'internautes tout de même. Certes, la disparition des cookies tiers pour tous n'est prévue que pour la seconde moitié de 2024. Mais il s'agit déjà d'un premier signal concret, dans ce dossier qui a traîné en longueur.
De nature à chambouler tout l'écosystème des médias et de la publicité en ligne, cette décision prise en 2020 pour une mise en oeuvre en 2022, puis en 2023 et finalement en 2024 n'est pas facile à concrétiser pour Google. Sous haute surveillance dans cette affaire, l'entreprise de Mountain View a dû multiplier les tests et les concertations.
« Bouleversement énorme »
« C'est un bouleversement énorme pour notre industrie, qui va perdre l'un de ses outils de production principaux. Je ne trouve pas d'équivalent dans d'autres secteurs », s'alarme Nicolas Rieul, le président de l'Alliance digitale, l'association française des professionnels du marketing en ligne. Encore aujourd'hui, Google dit « expérimenter » ses solutions alternatives aux cookies tiers.
Pour Google, il s'agit de renforcer la protection de la vie privée des internautes, sans pénaliser quiconque. Ainsi, les éditeurs ne pourront plus recevoir des cookies autres que ceux du site Web visité. Mais pour de nombreuses sociétés de l'adtech, à la fois partenaires et rivales de Google sur le marché de la publicité en ligne, vivre sans cookies tiers dans Chrome revient à perdre de multiples occasions de mieux connaître chaque internaute afin de mieux cibler la publicité, le graal du secteur.
Google n'est pas le premier à retirer les cookies tiers. Safari (Apple) et Firefox (Mozilla) ont fait de même. Jusqu'ici, la plupart des spécialistes avaient encaissé le choc. Très exposé à Apple, le français Criteo avait toutefois opéré un virage vers la publicité sur les grands sites d'e-commerce.
Mais avec plus de 64 % de parts de marché mondial, selon Statcounter, et environ 3,4 milliards d'utilisateurs dans le monde, le navigateur de Google pose des questions d'une tout autre ampleur. Moins efficaces, les professionnels de la pub en ligne craignent une chute de leur chiffre d'affaires, surtout face à des annonceurs que la conjoncture rend déjà exigeants.
Les régulateurs aux aguets
Les régulateurs s'interrogent aussi sérieusement. Au Royaume-Uni, l'antitrust (CMA) surveille le dossier comme le lait sur le feu et évaluera les effets de l'abandon des cookies tiers pour 1 % des utilisateurs dans les six prochains mois. A Bruxelles, ce projet de Google constitue l'un des volets de l'enquête ouverte contre l'entreprise pour des pratiques supposées abusives dans la publicité en ligne. Pour beaucoup d'observateurs, affaiblir le marché de la publicité personnalisée via les cookies tiers renforcera de fait tous les géants qui font de la publicité grâce à des données de première main (first-party data), une expertise dont Google est le champion incontesté…
Soucieux de se montrer vertueux sur les questions de vie privée, sans prêter le flanc aux critiques antimonopolistiques, Google s'évertue à construire d'autres solutions moins intrusives de ciblage publicitaire. Le but est de remplacer les cookies tiers par d'autres outils, regroupés au sein d'une initiative baptisée « Privacy sandbox ». Une vingtaine de flux de données programmables (API) qui ont beaucoup évolué ces dernières années.
Dans un premier temps, Google avait travaillé sur un système de ciblage par cohortes de 1.000 internautes anonymes, aux centres d'intérêt proches. Après des mois de critique, l'entreprise privilégie désormais une approche associant un internaute à une liste de thèmes, en fonction de son historique récent de navigation, conservé en local. Cette liste est ensuite communiquée aux sites Web qui voudraient lui proposer de la publicité. Mais les rares professionnels ayant eu les moyens de tester ce système en profondeur ne sont toujours pas convaincus.
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