Etienne Grass
Plutôt que de fantasmer une course entre l'homme et l'intelligence artificielle, une analogie alternative est possible. Le créa sera créatif ou ne sera plus.
Une de mes filles emploie le mot « ésotérique » à tort et à travers. Surtout à travers ! Accroché à quelques exemples, le mot lui parle. Mais cela n'imprime pas. Irrémédiablement, elle échoue à le réemployer dans le contexte de son choix : une courgette a été « ésotérique » ; sa prof de médecine est « ésotérique », aussi bien qu'une position de gym… Mon bonheur est qu'avec sa pratique de l'« ésotérique », ma fille devient formidablement créative : à l'image des surréalistes des premiers temps, au sortir de séances d'écriture sous hypnose, elle ouvre de nouveaux horizons linguistiques.
« Généraliser de façon systémique »
« Nature » m'a appris la semaine passée que certains modèles d'IA - les Large Language Models (LLM) - dépassent désormais ma fille, comme tout humain en moyenne, lorsqu'il s'agit de réemployer un concept. « Généraliser de façon systémique » est le terme scientifique adéquat pour désigner ce que ma fille échoue à faire : abstraire et transporter le mot d'un contexte à un autre sans en dénaturer l'idée.
« Nature » m'a également appris qu'une IA sait repeindre un tableau de Klimt détruit par les nazis. J'ai aussi entendu que les modèles AIVA ou Magenta sont d'excellents compositeurs de musique. Emu Video ou Firefly me bluffent avec des vidéos de lapins animés. Une IA a produit un tableau vendu plus de 400.000 dollars. Une autre a écrit des vers confondants avec la poésie humaine.
Suprême victoire, « Nature » m'apprend enfin que les LLM ont battu les humains aux tests AUT, ces tests qui, depuis les années 1960, sont la principale mesure de la créativité des collaborateurs. Loin d'être ésotériques, ces tests mesurent la distance sémantique entre les mots que les individus projettent en association avec un mot de la vie courante - une « boîte », une « corde »… Quand l'humain a tendance à rester dans son pré carré, l'IA pousse plus loin notre référentiel de pensée.
Distance sémantique
Le créa est mort… Pour son oraison, je sors l'essai revigorant de Samuel Franklin, « The Cult of creativity », paru en mars dernier. Franklin y rappelle que le concept de « créativité » n'a émergé qu'au milieu du XIXe siècle. Il a explosé après-guerre comme un contre-pied aux représentations soviétiques. Il unissait la science psychologique naissante et le management dans une recherche d'une liberté, qui se conquiert désormais dans le quotidien du travail. Lorsque la contre-culture a explosé, elle a vite scellé son alliance avec la floraison consumériste du baby-boom. La figure du « créa » est devenue la tête d'affiche d'une nouvelle méritocratie.
Je rouvre « Nature ». Un bon papier décrit les stratégies à l'oeuvre pour éviter les réflexes anthropomorphistes qui président trop souvent à l'analyse des performances des LLM. On y découvre qu'en s'inspirant de la mise en scène (role play), les équipes de DeepMind expliquent beaucoup mieux le succès conversationnel des LLM.
Plutôt que de fantasmer une course entre l'homme et l'IA, je propose une analogie alternative : ces nouvelles IA créatives sont des amarres, à portée de main des alpinistes des idées qui sommeillent en nous, ouvrant de nouveaux horizons vers les sommets. Esotérique ou pas, le créa sera créatif ou ne sera plus. Vive le créa !
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