Caroline Ruellan
Si la pandémie nous a rappelés à notre humanité, elle a mis en lumière ce que nous pressentions. Longtemps l'entreprise a agi à côté de la cité. Elle est devenue un acteur majeur de la cité. Nouveau lieu de souveraineté, l'entreprise devient le récipiendaire de champs traditionnellement dévolus au régalien. Elle s'est saisie de la culture, s'est invitée dans la crise. Lorsqu'elle tarde, les activistes verts lui enjoignent d'embarquer la cause climatique, comme l'illustrent les assemblées générales de Total ou Vinci. Il y a fort à parier que, demain, elle devra contribuer à l'éducation, à la sécurité.
En devenant lieu de souveraineté, alors que le régalien se distille, l'entreprise se trouve confrontée à de nouveaux défis. Notre monde global est devenu complexe. Il produit en continu des intérêts innombrables, condamnés à s'entrechoquer parfois violemment. La pensée doit affronter la contradiction, l'unité des contraires et la complémentarité des antagonismes chères à Edgar Morin.
Pour preuve de cette complexité, l'emballement des crises, sanitaire, économique, migratoire, environnementale, géopolitique et politique, morale et sociale. Le débat laisse place au combat, la rationalité cède devant les croyances irrationnelles générant une inflation inédite des espaces d'insécurité. Crise identitaire enfin, portée par la multipolarité humaine et menaçant le contrat social dans nos démocraties. Du débat public, la question de la sécurité a glissé sur le terrain privé, notamment celui des entreprises désormais vulnérables.
En devenant un nouveau lieu de souveraineté, l'entreprise concentre les défis et les espérances d'un monde nouveau à redessiner. Pour les dirigeants et les administrateurs, cette complexité signifie qu'aucune décision n'est bonne en soi, qu'il faut s'affranchir de l'idéal de vérité, que chaque décision est porteuse de contradictions, d'une forme d'erreur qui serait annulée par des bénéfices plus importants.
On attend d'eux la maîtrise des métiers ; ils doivent faire preuve d'une compréhension fine du monde, de ses tensions, des jeux des plaques tectoniques dont le plus déterminant est la possibilité de puissance et d'engagement de l'entreprise. Ces complexités exigent une vision, du courage. Dans une entreprise en mouvement permanent, épicentre de tous les enjeux contemporains, le dirigeant ne peut être conservateur.
L'activisme, qui irradie au-delà du cercle fermé des sociétés cotées, est un signe des temps. Il illustre la domination d'un principe de redevabilité investissant tous les espaces de pouvoir, tant au sein des entreprises que dans nos démocraties. Les activistes défient les dirigeants, les obligeant à justifier leur stratégie, la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux. Ils n'hésitent plus à demander leur démission, chez Danone il y a quelques mois, chez Toshiba il y a quelques jours.
Dans un monde complexe, fondé sur la redevabilité et la transparence, l'acceptabilité de la décision est tout aussi essentielle que sa pertinence, passage subreptice des décisions imposées aux décisions négociées. L'actionnaire, longtemps négligé tant que non agrégé, n'accepte plus un traitement purement capitalistique de son influence. Il réinvestit l'assemblée générale, lieu d'exercice de la souveraineté, lieu du débat et de la confrontation. L'assemblée générale assourdit les succès et fait résonner les échecs.
La seule suprématie capitalistique ne suffit plus à asseoir de façon incontestable le pouvoir. Passé brutalement de l'ombre à la pleine lumière, le conseil d'administration doit préempter de nombreux sujets, notamment le « say on climate », au risque de générer des dommages réputationnels.
Ce double défi invite les dirigeants à repenser leur modèle de leadership où la vision l'emporte sur le management, la faculté d'écouter, de convaincre et de fédérer sur celle d'imposer ; où le discernement permet de dépasser l'impossible pesée arithmétique des intérêts pour permettre l'émergence de ce qui s'impose.
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