L'IA au défi de prévoir les prochaines pandémies
- Thierry Bardy
- il y a 6 jours
- 5 min de lecture
Les algorithmes manquent de données pour modéliser l'évolution de pathologies contagieuses. Ils sont également loin de reproduire le comportement humain. Mais les premières tentatives sont prometteuses.
Votre abonnement vous permet d’accéder à cet article
En faisant entrer de l'intelligence artificielle dans leurs modèles mathématiques de pathologies contagieuses, les épidémiologistes espèrent affiner la prédiction de leur propagation. Mais parviendront-ils à y intégrer le caractère imprévisible du facteur humain, réputé plus complexe que les turbulences météo ? C'est ce que veut croire un groupe d'une quarantaine de chercheurs internationaux conduit par l'Institut Pasteur et les universités d'Oxford et de Copenhague dans une étude prospective récemment parue dans « Nature ».
« Ces cinq prochaines années, l'IA pourrait révolutionner la préparation aux pandémies », explique son principal auteur, Moritz Kraemer, professeur au Pandemic Science Institute britannique. « En exploitant les téraoctets de données climatiques et socio-économiques régulièrement collectées, elle nous aidera à mieux prédire le lieu de déclenchement des épidémies et leur trajectoire. Elle pourrait également nous permettre d'anticiper leur impact sur chaque patient par l'étude des interactions entre le système immunitaire et les pathogènes émergents. Ces avancées vont sauver des vies et mieux préparer le monde aux futures menaces pandémiques », défend-il.
Adhésion ou rejet public
Dans cette étude, les chercheurs ont listé un grand nombre d'avancées potentielles : meilleure localisation des zones à fort potentiel de transmission, aide à l'identification des propriétés des nouveaux pathogènes, probabilité de sauts entre les espèces, anticipation de l'apparition de nouveaux variants de virus en circulation…
Lire aussi :
Mais c'est surtout autour des questions éthiques et comportementales que les chercheurs attendent de précieux résultats. « Les modèles d'IA génératifs peuvent fournir des informations en temps réel sur la façon dont le sentiment du public évolue pendant une épidémie, en mesurant la probabilité d'adoption ou d'adhésion aux mesures de santé publique », expliquent les auteurs.
Ils se réfèrent aux travaux publiés il y a deux ans par Navid Ghaffarzadegan et ses confrères du département d'ingénierie industrielle de Virginia Tech, l'institut polytechnique américain de Blacksburg. Dans cette autre étude sur la perception des campagnes de vaccination, les chercheurs ont utilisé le traitement du langage naturel pour modéliser individuellement l'impact des fake news propagées sur les réseaux sociaux.
Face à l'inattendu, l'IA atteint rapidement ses limites.Jean-Louis Dessalles, chercheur
Façon Sim City : « Nos agents génératifs imitent des comportements réels comme la mise en quarantaine ou l'auto-isolement, et chacun d'eux est habilité à formuler ses propres raisonnements et décisions. Ce que nos modèles ont montré, c'est que collectivement ils adoptent des schémas similaires aux multiples vagues observées lors des récentes pandémies. On tient donc là un moyen de représenter le cerveau, le raisonnement et la prise de décision humaine », sont persuadés les chercheurs.
Vol d'étourneaux
Pour illustrer son propos, l'équipe a modélisé la propagation d'un virus fictif touchant une petite ville texane, et étudié la manière dont les habitants, dotés de personnalités propres qui les amenaient à décider ou non de rester chez eux, pouvaient influencer le développement de l'épidémie. « Dans notre modèle, les avatars peuvent prendre des décisions cohérentes avec le comportement humain dans le monde réel, détaillent les auteurs. Ils peuvent par exemple décider de s'isoler quand les cas augmentent, se mettre en quarantaine s'ils se sentent malades ou braver les interdits. »
Et surprise : comme dans la réalité observée, des vagues de contagion multiples se développent, croissent, s'effondrent ou laissent des poches endémiques persistantes en fonction de l'attitude collective qui est majoritairement adoptée, « un peu comme le ballet aérien d'un vol d'étourneaux », comparent les chercheurs.
Cette chorégraphie numérique n'entraîne pas dans sa danse tous les chercheurs. « Il s'agit de travaux prospectifs qui doivent être validés », tempère l'épidémiologiste Simon Cauchemez, expert en modélisation des maladies infectieuses à l'Institut Pasteur, et coauteur de la récente étude de « Nature ». « Il faut parvenir à modéliser des quantités phénoménales d'interactions, ce qui se révèle d'une complexité infinie, même pour une IA », explique-t-il. Le principal écueil sur lequel buttent ces intelligences est la rareté des données à grande échelle qui permettent leur apprentissage. « Face à l'inattendu, l'IA atteint rapidement ses limites », prophétisait le chercheur et professeur à Télécom Paris Jean-Louis Dessalles, dans une vidéo de 2020 devenue virale.
Trop peu d'historiques
Un article publié un an plus tard dans la revue « Frontiers in Medicine », portant sur 78 utilisations de l'IA pendant la pandémie de Covid-19, l'a confirmé. « Faute de données, ces modèles se fondent sur les statistiques et sont donc encore peu fiables », y concluent les chercheurs. « Ces outils ne peuvent prédire qu'en voyageant dans le passé », renchérit Félicien Vallet, chef du service IA à la Commission nationale de l'informatique et des libertés.
Nourris, en revanche, leur potentiel est considérable, « notamment pour améliorer l'efficacité du système médical et de santé », estime le biochimiste Vasilis Vasiliou. Avec son équipe du département des sciences de la santé environnementale à l'université Yale aux Etats-Unis, il a développé un modèle prédictif d'apprentissage automatique de la gravité de la maladie et de la durée d'hospitalisation pour le Covid-19 qui pourrait servir de plateforme pour de futures épidémies virales inconnues.
« Notre outil prédit la durée d'hospitalisation à partir des données cliniques et des profils métaboliques des échantillons de plasma prélevés chez les patients », explique-t-il. Pour parvenir à ce résultat, son équipe a identifié un panel de biomarqueurs cliniques et métaboliques qui prédit la progression de la maladie. « L'utilisation de cette approche lors de futures épidémies virales aidera les hôpitaux à mieux trier les patients et à optimiser les besoins de prise en charge très rapidement après leur admission », est persuadé le chercheur. A condition de débarrasser les IA des biais cognitifs qui les conduisent parfois à halluciner, un autre écueil connu de la prédiction informatique, aux conséquences… imprévisibles.
L'hypothèse X
La « maladie X » n'existe pas encore, mais elle est déjà bien présente à l'esprit des épidémiologistes. Entre 631.000 et 827.000 virus sont aujourd'hui susceptibles de contaminer l'homme, selon une évaluation de l'OMS. X figure parmi elles : c'est une hypothèse de travail sur laquelle planche l'organisation depuis 2018. « Elle représente tout ce que nous ignorons. Il s'agit d'une nouvelle maladie dont nous saurons peu de chose lorsqu'elle apparaîtra : elle pourra ou non être mortelle, très contagieuse et constituer une menace à notre mode de vie », peut-on lire sur le site des Nations unies. Comment s'y préparer ? En détectant suffisamment tôt les signes avant-coureurs d'une épidémie pour ménager un temps d'avance aux agences de santé et aux structures étatiques, recommande l'OMS. Depuis la fin de 2021, ses 194 Etats membres s'échinent à élaborer un accord mondial sur la prévention, la préparation et la riposte face aux pandémies. En vain. La nomination du vaccinosceptique Robert F. Kennedy à la direction du ministère de la Santé américain a pour l'instant condamné le texte. En France, un Comité de veille et d'anticipation des risques sanitaires a pris la suite du conseil scientifique mis en place pendant la pandémie de Covid-19. Il est chargé de faire une veille et d'anticiper les crises. Trois grandes familles de virus sont particulièrement surveillées : les filovirus (Ebola, Marburg…), les coronavirus (SARS-CoV-1 et SARS-CoV-2, MERS…) et les henipavirus (virus Nipah, virus de Hendra…).
En chiffres
> 7 millions : c'est le dernier bilan officiel du nombre de mort du Covid-19 entre 2020 et fin 2022, selon l'OMS. Il pourrait être deux fois plus important, selon d'autres sources. Le Pérou détient le taux de mortalité le plus élevé, avec 6,55 décès pour 1.000 habitants. Il est suivi par plusieurs pays d'Europe de l'Est : Bulgarie, Hongrie, Bosnie, Macédoine du Nord. La France se classe au 37e rang, avec 2,6 morts pour 1.000 habitants.
> 335 nouvelles maladies infectieuses ont été découvertes entre 1940 et 2004. Des épidémies dues à ces nouveaux virus éclatent régulièrement depuis les années 1960 : grippe asiatique (1957-1958, 1,1 million de morts), sida-VIH (de 1981 à aujourd'hui, 47,8 millions de victimes), SRAS (2002-2003, 770), grippe porcine H1N1 (2009-2010, 200.000), Ebola (2014-2016, 11.300)
> Les 7 pandémies les plus meurtrières de l'histoire auraient fait entre 224 et 482 millions de victimes entre 541 (peste de Justinien) et 2020 (Covid-19). La peste noire entre 1334 et 1353 tient le haut du podium avec 75 à 200 millions de victimes.
Paul Molga
ความคิดเห็น