Erwan Le Noan
Dans une conversation avec John Galbraith dans « Apostrophes » en 1982, Raymond Aron critiquait la notion de « mouvement de l'histoire », qui ne « signifie absolument rien » - le XXe siècle ayant montré que le cheminement de l'humanité n'obéit pas à une destinée évidente. Ce constat est vérifié dans l'économie moderne, sans cesse bouleversée par les soubresauts technologiques et sociaux. Il n'indique pas que l'existence ne s'améliorerait pas (le capitalisme permet à l'humanité d'aller mieux), mais il renvoie à la responsabilité des individus : le progrès n'a rien d'automatique.
L'histoire économique, éclairée de la recherche universitaire, permet à ce titre de mieux comprendre les mutations de notre époque.L'économie schumpétérienne que décrit Philippe Aghion dans un ouvrage récent, parce qu'elle est une quête insatiable de connaissance et donc d'échanges, n'a de cesse de bouleverser les équilibres existants : de nouvelles solutions chassent régulièrement celles qui les précédaient. Google et Apple ont remplacé Yahoo et BlackBerry.
Ce processus d'invention n'est ni linéaire ni continu : c'est un bouillonnement de tentatives qui réussissent ou échouent. De multiples entrepreneurs rêvent ainsi de devenir les champions d'un même domaine ; ils ne le seront pas tous. Comme l'ont relevé Friedrich Hayek puis Israël Kirzner, l'extraordinaire magie du marché est qu'il permet à la fois de faire émerger ces nouvelles solutions de façon non coordonnée et spontanée, et de sélectionner les meilleures.
Si ce mouvement ne répond pas à une destinée unique, il semble néanmoins s'inscrire dans des cycles. L'économiste Carlota Perez décrit comment l'émergence d'une nouvelle technologie connaît plusieurs phases : après l'« irruption » marquée par le surgissement d'une nouvelle offre, survient la « frénésie », qui suscite des bulles, avant que ne viennent un développement plus général et la maturité. Cette répétition s'explique : lorsqu'un entrepreneur donne corps concret à une innovation technologique et la fait prospérer, celle-ci bouleverse les modèles économiques puis les organisations, par « la main visible des managers », selon l'expression de l'historien Alfred Chandler. L'électricité a permis de ne plus aligner les machines selon une source unique d'énergie pour les rendre autonomes, ouvrant la voie à une réinvention des chaînes de production dont naquit le taylorisme.
Ces transformations se traduisent inévitablement dans l'ordre social. Elles alimentent dès lors les défiances politiques, d'autant plus fortes qu'en se substituant aux institutions passées, les nouveaux champions concentrent le succès. Naomi Lamoreaux a montré comment le droit antitrust était né de ces inquiétudes.
Ce regard rétrospectif est riche d'enseignements. D'abord, le conflit entre régulateurs et Gafam soulève des questions qui ne sont pas toutes neuves et qui sont politiques plus qu'économiques. Ensuite, les réponses que cette confrontation trouvera ne nous conduiront pas vers un état stationnaire de stabilité équilibrée : la dynamique se renouvelle sans cesse. Enfin, l'effort de réinvention repose sur la puissance publique : son rôle de gestion collective est d'accompagner la transformation, non de la contraindre. A ce titre, plutôt que de protéger et subventionner, elle doit libérer les acteurs d'hier pour leur permettre de se renouveler et faciliter l'émergence de ceux de demain.
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