Etienne Lefebvre, Dominique Seux et Nathalie Silbert
Après 2020, la reprise a été très forte en France début 2021. A-t-on déjà passé le pic de cette reprise ?
Le gros de la reprise est effectivement derrière nous : c'est la période qui a suivi la réouverture des secteurs administrativement fermés ou contraints. Le troisième trimestre, le premier à en profiter à plein, est celui qui a probablement été le plus dynamique cette année. Le quatrième trimestre a toutes les chances d'être plus sage en termes de croissance.
A-t-on retrouvé le niveau d'activité pré-crise ?
Oui. Nous y sommes actuellement peu ou prou. Mais, attention, ce n'est pas la référence ultime, car l'économie aurait dû avancer pendant ces deux années, elle accuse donc un retard. Toute la question est de savoir si et quand elle le rattrapera.
On voit cependant déjà des tensions apparaître, sur les embauches, les prix des matières premières, les pénuries de composants…
Ces difficultés, ce sont pour l'essentiel celles que l'on connaissait déjà en 2018-2019, par exemple avec des problèmes de recrutement à un haut niveau. Mais c'est vrai qu'il s'y ajoute des problèmes d'approvisionnement que nous n'avions pas anticipés. Je pensais, au plus fort de la crise du Covid, que de telles difficultés entraveraient la reprise après le premier confinement, en raison de la désorganisation mondiale des chaînes de valeur. Cela n'a pas été le cas, le rebond a été spectaculaire, ces difficultés survenant plutôt maintenant.
Sont-elles temporaires ou faut-il s'inquiéter ?
C'est un temporaire qui commence à durer. Mais il y a quand même beaucoup de facteurs transitoires - des usines fermées en Asie du Sud-Est à cause du Covid, la « surconsommation » de biens à forts contenus électroniques en raison d'une moindre consommation des services habituels, etc. On peut penser que la structure de consommation va revenir progressivement à la normale, mais cela va prendre un peu de temps.
Le commerce mondial progresse à une vitesse impressionnante…
Oui. C'est une grosse surprise, d'autant que l'on était dans une phase de ralentissement avant la crise sanitaire. Certains anticipaient un mouvement de démondialisation en sortie de crise, on assiste au contraire à une réaccélération ! Je ne pense pas néanmoins que ce soit un tête-à-queue complet, il y a, là encore, des effets en partie transitoires liés aux achats de biens d'équipement.
Quel aura été, en définitive, le terrain perdu durablement par la France ?
Les estimations initiales du gouvernement étaient de 2,25 points de PIB,cet été l'Insee a évalué ce terrain perdu à 1,5 point. Je pense même aujourd'hui que c'est un maximum.
C'est finalement très faible…
C'est logique, car il n'y a pas eu de destruction de capital physique, ni humain, ni financier, ni organisationnel, les défaillances d'entreprises ayant été évitées. C'était bien une crise sanitaire, pas économique que nous avons vécue. Et, qualitativement, nous revenons rapidement près du monde d'avant sans les ruptures brutales de comportements que certains pronostiquaient. Prenez l'exemple des livraisons de repas : elles devaient « tuer » les restaurants ; Le mouvement n'est pas si net que cela. Au total, le monde d'après ne sera pas radicalement différent du monde d'avant…
Que restera-t-il, alors, de cette crise ?
Le développement du télétravail, une plus grande attention collective à la résilience des chaînes de production et, j'espère, une prise de conscience que la planète ne s'en sortira pas sans un peu plus de multilatéralisme. Ce qui a valu pour la santé devrait valoir pour l'environnement.
La prévision de croissance de Bercy à 4 % pour 2022 est-elle crédible ?
Le Haut Conseil des finances publiques, dont je suis membre l'a jugée plausible. L'Insee n'établit pas de prévision pour l'année suivante, mais il y a un consensus des prévisionnistes autour de ce niveau. Une grande partie de la croissance annuelle moyenne de 2022 dépend en réalité de l'acquis de fin d'année 2021 : si la croissance anticipée au troisième trimestre est bien au rendez-vous, alors cette prévision pour l'année prochaine sera solide. Mais cela n'augure pas du rythme de progression de l'activité en 2022. Aura-t-on encore un petit effet rattrapage ? Pourra-t-on aller au-delà de notre rythme tendanciel ? Cela dépendra des contraintes du côté de la demande, telles que la fragilité de certains pays émergents, mais surtout du côté de l'offre.
Sur l'inflation, le discours des banques centrales s'infléchit peu à peu, elles la voient durer plus que prévu…
On assiste à des effets dits de « premier tour » assez massifs, liés aux prix des matières premières, et plus forts qu'anticipé. Cela se constate dans les prix à la production, qui augmentent à plus de 10 % dans l'industrie et l'agriculture. Mais, ce qui serait plus préoccupant, ce serait un emballement de l'inflation du fait d'effets de « deuxième tour », avec une boucle prix-salaires. Pour l'instant, le marché du travail se tend, mais sans signaux clairs de hausses massives de salaires, en France comme ailleurs. Mais les tensions sont réelles, et il y a une incertitude assez forte sur l'avenir.
Au fond, un peu plus d'inflation, est-ce vraiment un problème ?
Oui et non ! C'est une mécanique subtile. Il faut un peu d'inflation pour que les prix relatifs bougent et que cela fasse respirer l'économie, sinon tout reste figé. Et l'inflation est une bonne nouvelle pour les acteurs économiques endettés. En revanche, si on a trop d'inflation, ou si on en anticipe trop, cela peut conduire les marchés à surréagir et mettre les banques centrales en difficulté. Et là, cela deviendrait dangereux.
Le plan d'investissement annoncé mardi peut-il contribuer à accroître la croissance potentielle ? Peut-on viser les 2 % par an à moyen terme ?
L'investissement est un facteur clé de la croissance potentielle, et l'Etat a un rôle à jouer pour encourager l'innovation et les investissements de rupture, c'est certain. Mais la croissance n'est pas, n'est plus le seul critère de réussite. La décarbonation et, plus généralement, la réduction de l'empreinte environnementale sont des objectifs aussi cruciaux.
Comment expliquez-vous les très fortes créations d'emploi en France ?
Il faut, en réalité, attendre pour tirer des conclusions définitives. On compare le PIB du deuxième trimestre, qui était encore marqué par un confinement, avec l'emploi à la fin du mois de juin, où on était sorti du confinement. Aujourd'hui, les chiffres montrent que l'emploi en France est revenu plus vite à son niveau d'avant-crise que dans la plupart des autres pays. Mais l'activité partielle perturbe la donne.
Le taux de chômage devrait tomber à 7,6 % sans que l'on ait retrouvé le PIB d'avant- crise. Peut-on en déduire que la productivité se dégrade ?
C'est une des grandes questions. En nombre d'heures travaillées, nous sommes, cet automne, sans doute un petit peu en deçà du niveau d'avant-crise. C'est la même chose pour l'activité. On a donc la même productivité horaire qu'avant la pandémie. Mais celui qui prétend savoir précisément où va la productivité est un charlatan ! Sur ce sujet, on peut tout dire et son contraire. Il y a la grande inconnue du télétravail. Ceux qui pensent que la productivité augmente assurent que l'accélération des progrès technologiques liée à la crise et le télétravail l'améliorent. A l'inverse, dans certains secteurs, on voit que les gestes barrières et les précautions sanitaires pèsent sur la productivité. L'effet de la décarbonation est incertain.
La France peut-elle renouer avec une baisse durable du chômage ?
Oui. En 2007-2008, le taux de chômage en France était descendu entre 7 et 8 % sans qu'on ait l'impression de « taper un mur » et de passer sous un taux de chômage d'équilibre. A l'époque, il n'y avait d'ailleurs pas eu de tensions salariales excessives. On peut très bien revivre cela. Il n'est pas interdit d'être optimiste. Le marché du travail fonctionne mieux et la baisse du taux de chômage n'est pas liée à la sortie d'une partie de la population active du marché du travail. Dans notre note de conjoncture, nous prévoyons d'ailleurs que la population active retrouvera à la fin de l'année sa trajectoire tendancielle d'avant-crise.
Pendant la crise, le pouvoir d'achat a-t-il été préservé pour toutes les catégories de population ? En 2020, on a beaucoup dit qu'il y aurait eu 1 million de pauvres supplémentaires…
Globalement, le pouvoir d'achat du revenu a été préservé en 2020, grâce aux mesures de soutien de l'Etat. Le 3 novembre, nous publierons une première analyse sur l'évolution des inégalités de revenus en 2020. Elle donnera une estimation de l'évolution du taux de pauvreté avec nos méthodes habituelles. Parallèlement, nous avons travaillé avec plusieurs réseaux bancaires, et, pour l'instant, que ce soit au Crédit mutuel ou à la BNP, nous ne voyons pas d'accroissement des découverts bancaires quelle que soit la catégorie de revenus. Nous compléterons cela début novembre avec une analyse des comptes à La Banque Postale.
Un sujet va être présent dans la campagne présidentielle : la quantité de travail des Français sur une vie entière. Est-elle différente de celle observée dans les pays de l'OCDE ?
La durée de vie active en France est, en moyenne, plus réduite que dans les autres pays de l'OCDE. Les jeunes travaillent un peu moins et, surtout, le taux d'emploi des seniors reste en deçà de ce qu'il est ailleurs. Cela joue forcément sur la croissance.
Sous-estime-t-on l'ampleur du choc d'offre lié à la transition écologique ?
Il y a deux sujets. Comme l'a écrit Jean Pisani-Ferry, il va d'abord y avoir une perte de capital physique, avec des actifs devenus obsolètes. Ensuite, pour décarboner, il va falloir de l'investissement, public et privé. Ce qui signifie que l'on va prendre sur le revenu national une quantité significative de points de PIB au détriment des préférences collectives usuelles. En d'autres termes, il faudra se priver de quelque chose pour investir dans la décarbonation. Cette idée n'a rien de confortable, mais elle doit faire son chemin dans le débat public.
En quoi ce choc est-il différent de ceux qu'on a connus dans le passé ?
Les progrès techniques précédents allaient dans le sens d'une amélioration du bien-être. Ils permettaient de répondre à une demande. La transition écologique, elle, est nécessaire, mais elle n'a pas d'utilité immédiate. C'est en cela qu'elle est très différente. C'est la raison pour laquelle elle nécessite forcément une intervention publique.
Son parcours
Jean-Luc Tavernier a notamment été directeur de l'Ecole nationale de la statistique et de l'administration économique (l'Ensae), puis directeur des politiques économiques à la direction générale du Trésor, et de l'Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (Acoss). Directeur du cabinet d'Eric Woerth au ministère du Budget de 2007 à 2009, il a été nommé directeur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) le 5 mars 2012.
Son actualité
Responsable du corps des administrateurs de l'Insee, il entend faire valoir les besoins de compétences techniques (économistes, statisticiens, data scientistes) dans la réforme en cours de la haute fonction publique, et sera attentif à la manière dont est animée cette communauté de métiers. L'Insee et la Dinum (direction numérique de l'Etat) ont rédigé un rapport sur le besoin de l'Etat en data scientistes. Par ailleurs, face au risque de dissémination de fake news, l'Insee a développé un nouveau canal de communication - les papiers de blog -, et n'hésitera pas à l'utiliser pendant la campagne présidentielle.
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