En 2041, les marchés sont devenus automatisés, les cryptomonnaies banalisées et les billets et pièces ont disparu. Utopie réalisée pour les uns, dystopie cauchemardesque pour les autres, le monde a basculé dans une nouvelle ère des devises 2.0 publiques et privées.
Comme lors du passage à l'an 2000, les autorités redoutaient des troubles liés à la fin du « cash » en 2041. Devant Notre-Dame restaurée, des groupes appréhendant l'imminence de la fin du monde s'étaient rassemblés. Depuis leur dôme d'éternité, gargouilles et chimères observaient la scène. Les forces de l'ordre s'étaient déployées devant les distributeurs automatiques de billets pour éviter les dégradations. Pourtant, ils avaient été déjà transformés pour la plupart en blanchisseries automatiques, une idée d'un publicitaire ami de Frederic Beigbeder qui avait trouvé le slogan, « le blanchiment en toute transparence ». Le tout premier distributeur automatique de billets avait été épargné. Il avait été installé en 1968 par la Société Marseillaise de Crédit devant son agence parisienne, au 4 rue Auber devant l'Opéra. Il était devenu un lieu de pèlerinage pour les nostalgiques des monnaies sonnantes et trébuchantes. Sur eBay, les prix des billets et des pièces s'envolaient face à la demande des collectionneurs. Un ancien faux-monnayeur de la mafia italienne évoquait son dépit sur la RAI, en parlant de concurrence déloyale de la part des cryptos, bien plus difficiles à falsifier. Pour le crime organisé, adepte du cash, la disparition des espèces était un défi.
Pour les intellectuels, c'était un recul de la civilisation face à la technique. Alain Finkielkraut avait évoqué « l'implacable et irréversible triomphe de la modernité et de l'immédiateté sur la cordialité patiente et exigeante de l'échange ». Inspiré des « gilets jaunes », le « mouvement des porte-monnaie » rassemblait les rétifs aux cryptos et monnaies numériques. Même Philippe de Villiers disait regretter cette « foutue paperasserie païenne ». Certains suggéraient un retour au troc, un système monétaire bien supérieur, techniquement et moralement à celui des cryptomonnaies. La disparition des monnaies est-elle liée au recul de la foi et du sentiment religieux ? Un séminaire à l'Ecole des hautes études en sciences sociales s'était penché sur cette question dans un monde désormais passé au tout-numérique. Car la monnaie n'est pas seulement un moyen de paiement, elle fabrique du lien social. Dématérialisée, elle coupe les ponts entre les hommes. Elle n'a plus de transcendance, un roi, un dieu - « In God we trust », « En Dieu nous portons notre confiance » est inscrit sur les billets américains - qui la rattache à un plus haut.
Le dernier chèque accepté en France était devenu un objet de collection, une relique. Il avait été encadré et exposé au musée des Arts et Traditions populaires. Introduit le 14 juin 1865, ce moyen de paiement devait éviter les « risques inhérents à la conservation, manipulation et au transport des monnaies ». Désormais, l'argent circulait aussi vite que la lumière, car il était devenu une information, une abstraction pure, un simple code informatique. Un « big bang » qui frappait toute la planète. Les devises 2.0 organisaient un immense système mondial entre débiteurs et créditeurs. Il avait aboli le temps et l'espace en permettant d'envoyer son argent instantanément et à l'autre bout du monde. Ce monde des cryptos, c'est celui de « l'utopie réalisée », « d'une intelligence inhumaine, d'une indifférence radicale », c'est celui de l'« Amérique » de Jean Baudrillard. Les cryptos avaient fait converger la finance et la technologie grâce aux groupes de la Silicon Valley. Inspirées des Etats-Unis, les premières communautés crypto-gérées avaient vu le jour en France. Elles ne payaient plus d'impôts, s'estimant autosuffisantes avec leur monnaie autogérée. Cette crypto-anarchie rappelait le plateau du Larzac dans les années 1970. Une monnaie libre peut fonder un territoire et créer sa propre souveraineté. La technologie permettait de se libérer du carcan étatique.
La diligence du progrès
La finance décentralisée, née dans le monde des cryptos, avait promis vingt ans auparavant « la banque sans les banquiers ». Elle assurait pouvoir offrir tous les services bancaires (crédits, prêts immobiliers…) de manière plus rapide, sécurisée et meilleur marché que les établissements bancaires, dès lors menacés d'extinction. Wells Fargo, l'une des plus anciennes banques américaines (1852), se déclara en faillite. Elle avait vu le jour après la grande ruée vers l'or en Californie. Outre l'expédition de colis de fonds par la diligence (son logo), elle offrait aussi à ses clients la transformation de poudre d'or en lingots. La banque alchimiste avait été incapable de prendre le train des nouvelles technologies monétaires. Elle était loin d'être la seule. L'establishment financier avait dû réagir ou dépérir.
Regroupées dans un consortium international, les 500 principales banques avaient lancé leur Bank Coin (Bk Coin), présenté comme le projet le plus ambitieux depuis Visa. Cette crypto bancaire universelle avait été accueillie bien plus favorablement par les régulateurs et les gouvernements que le Diem, la devise mondiale de Facebook. « Carpette Diem », avait persiflé un banquier concurrent. Elle avait effectivement connu un échec retentissant quand le réseau social, totalement passé de mode, avait décliné inexorablement. L'irruption du « Bk Coin » avait provoqué un nouveau krach mondial des cryptos et la disparition de la plupart de leurs instigateurs. Leur débâcle n'a pas été sans rappeler la fin de « l'ère de la banque libre » au XIXe siècle aux Etats-Unis.
Moyen Age monétaire
Les « Wildcat Banks », les banques « chats sauvages » (en référence à cet animal qui figurait sur les premiers billets d'une banque du Michigan), avaient connu un fort développement de 1816 à 1863. Ces établissements, souvent situés dans des coins reculés en pleine nature, étaient régulés de manière souple au niveau de chaque Etat. Comme les cryptos près deux cents ans plus tard, elles émettaient leurs propres monnaies selon leur bon vouloir et avec peu de contrainte. Elles profitaient de l'absence de monnaie fédérale admise sur tout le territoire. Ces banques, et leurs devises, disparurent quand l'Etat fédéral les interdit et unifia le marché bancaire.
Les monnaies numériques bancaires et celles des Etats n'avaient pas condamné pour autant toute la concurrence des devises privées 2.0. Beaucoup avaient disparu à l'exception du bitcoin et de l'ether. Un nouveau Moyen Age monétaire avait débuté, marqué par la concurrence des devises et leur segmentation à des secteurs et usages différents. Les cryptos avaient visé à l'immortalité monétaire en libérant la monnaie de l'inflation qui la ronge et des erreurs des banquiers centraux. Sur le plan financier, elles avaient été rattrapées par leurs propres limites, comme leur instabilité et volatilité structurelles.
Adaptées à une société de l'instant et de l'image, elles avaient, en revanche, gagné les coeurs et remporté la bataille culturelle. Les cryptos étaient devenues un moyen d'accéder à la gloire et à la célébrité, comme dans « Starmania », l'opéra rock cyber-punk de Michel Berger en 1969. Et tant pis si « comme tous ces automates, qui bâtissent des empires », le vent peut détruire les cryptos « comme des châteaux de cartes ». Elles renaîtront de leurs cendres grâce à la « destruction créatrice » chère à l'économiste Schumpeter. Les cryptos étaient entrées dans la culture populaire et progressivement dans les foyers. Une émission de téléréalité lui avait été consacrée, « Amour, Trahisons et Blockchain », qui avait connu un succès planétaire. Elle avait encore accru la notoriété des monnaies 2.0. Le concours de la crypto la plus « instagrammable » avait réuni des milliards de votes. Le prix avait été remis par l'hologramme de Kim Kardashian.
Quant au monde l'art, il ne jurait plus que par les « NFT », les jetons non fongibles associés à des oeuvres numériques, une innovation qui avait décollé vingt ans plus tôt. Les collectionneurs ne s'intéressaient plus aux tableaux, dont les cours s'effondrèrent. Inspiré du « Salvator Mundi », le tableau controversé acheté par Mohammed ben Salmane, le « Destructor Moneta » ( « Destructeur de la monnaie ») connut des enchères record. Cette oeuvre 100 % numérique illustrait le triomphe des cryptos sur les devises de l'ancien monde, représentant un radeau de la méduse où figuraient tous les grands banquiers centraux de l'histoire, avec au premier plan, Alan Greenspan.
La devise du bonheur
Satoshi Nakamoto, l'inventeur du bitcoin, avait enfin daigné entrer dans la lumière. Il était moine bouddhiste au Bhoutan, « le pays du bonheur ». Féru de cryptographie, il avait eu une vision dans les brumes himalayennes sur la devise du bonheur. Il avait voulu créer la monnaie parfaite aux proportions idéales, celles de l'homme de la Renaissance de Léonard de Vinci. Il avait autodétruit l'immense fortune en bitcoins qui revenait au créateur de la leader des cryptos car l'argent corrompt les âmes. Il jetait un regard morne et désolé sur sa « créature », vampirisée par Wall Street et les géants de la tech. Le bitcoin avait échoué comme monnaie, trop volatile, mais c'était devenu l'actif spéculatif fétiche des gestionnaires et des traders. Son prix avait dépassé le million de dollars. Goldman Sachs avait lancé sa propre monnaie et sa fondation numérique à but lucratif. Tous les grands patrons mégalos de la Silicon Valley avaient voulu créer des cryptos à leur effigie. Le « Elon Coin » d'Elon Musk, le patron de SpaceX, avait été envoyé aux quatre coins du système solaire pour servir de monnaie d'échange avec les extraterrestres. « J'ai de bien meilleures relations avec eux qu'avec la plupart des humains », avait-il déclaré depuis sa résidence secondaire sur Mars, sans livrer plus de détails.
C'est paradoxalement sur les marchés que commençait à poindre la révolte contre l'automatisation à outrance du monde, dont les monnaies ne faisaient que refléter l'évolution inexorable. Sur les places boursières, la vitesse de la lumière avait été atteinte par les traders haute fréquence, les firmes de trading ultrarapides. Face à cette limite physique indépassable, un mouvement de « slow trading », inspiré de la « slow food », avait émergé. La vitesse des automates serait désormais réglementée. Ils s'engageaient à ne manipuler les marchés que de manière écoresponsable en respectant leur « biodiversité ». Ils ne devaient pas voler toujours les mêmes investisseurs, et quand ils le faisaient, ce devait être avec une faible empreinte carbone pour la planète. Les cryptos, de pollueurs massifs, entamaient à leur tour leur révolution écolo.
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