Jean-Marc Vittori
Une organisation ancestrale du travail a volé en éclats avec l'épidémie. Le dialogue social va devoir venir au niveau de l'individu, avec des managers qui n'y sont pas toujours rodés.
Quand allons-nous pouvoir organiser cette satanée réunion de service ? Impossible lundi matin, le chef est en comité de direction. Après, il faut bien remettre la machine en route, et de toute façon les deux provinciaux sont en télétravail. Comme le vendredi d'ailleurs, où de toute façon il n'y a jamais eu de réunion l'après-midi, sauf la fois où les locaux avaient été inondés. Heureusement qu'il n'y a que deux jours de télétravail par semaine dans l'accord d'entreprise…
Le mercredi est également injouable. La moitié des parents viennent bien au bureau parce qu'il y a trop de monde à la maison ce jour-là, mais l'autre moitié reste à domicile en espérant entrevoir ou surveiller ses chers petits. Mardi aurait été idéal. Mais Aurélie doit absolument aller déjeuner à Lyon avec Durand, le gros client que personne du service n'a vu en vrai depuis un an. Elle aurait aussi pu y aller jeudi, mais là-bas ils ont trois jours de télétravail par semaine et donc Durand n'est pas en ville jeudi. Réunion jeudi alors. Quoi ? Jacques a posé son jour volant pour un examen médical ? Alors il va falloir repousser à la semaine prochaine. Sans oublier de prévenir Charlène, en tétéetravail depuis son retour de congé maternité, et Frank, qui a déménagé à Bordeaux en promettant de venir à chaque réunion de service.
Ordre immuable
Ainsi va la vie dans beaucoup d'entreprises françaises en cette étrange rentrée 2021. On pourrait causer des composants qui n'arrivent pas à l'usine, du client à reconquérir, des revendications salariales qui pourraient durcir dans les mois qui viennent. Ou bien ressasser le prochain variant du virus, la rumeur d'une augmentation à venir du nombre de personnes autorisées dans l'ascenseur, le port incongru du masque dans un bureau de cinq collègues vaccinés.
Mais la priorité, c'est la pagaille du temps de travail. Avant, les horaires tenaient du jardin à la française. On travaillait dans les bureaux tous les jours de 9 heures à 17 heures. Un peu plus tôt dans les firmes industrielles, un peu plus tard dans la banque, avec parfois des horaires un peu décalés pour désengorger les métros dans les grandes villes, mais le cadre général n'avait pratiquement pas changé depuis plus d'un siècle.
Les confinements décidés par les pouvoirs publics pour contenir l'épidémie de Covid ont fait voler en éclats cet ordre immuable, dans toutes les activités où il est possible de travailler de chez soi. Ce qui concerne entre le tiers et la moitié des salariés.
En deux jours, ce qui semblait impossible est devenu la norme. James Gorman, le patron de la banque new-yorkaise Morgan Stanley, l'a bien résumé : « Si vous m'aviez dit il y a trois mois que 90 % de nos salariés allaient travailler de chez eux et que l'entreprise fonctionnerait correctement, je vous aurais dit que c'était un test que je n'étais pas prêt à faire, car le risque d'avoir tort était très élevé. »
Quatre fois plus de télétravail
Mais il est plus difficile de revenir sur terre que de partir dans la lune du télétravail. Car il est hors de question de revenir à la terre d'avant. Cap sur le jardin à l'anglaise ! Nous savons qu'il est possible de faire autrement, comme le souhaitent pratiquement tous ceux qui travaillent au bureau. Dans une enquête réalisée par l'Ugict, la branche cadres de la CGT, 98 % des 15.000 répondantes et répondants ont affirmé qu'ils aimeraient continuer à télétravailler !
A partir d'une grosse étude réalisée pendant un an aux Etats-Unis, trois chercheurs, Nicholas Bloom, Jose Maria Barrero et Steven J. Davis, estiment dans un article académique publié par la London School of Economics que « les travailleurs américains feront environ 20 % de leurs journées de travail depuis leur domicile dans l'économie post-pandémie, quatre fois le niveau pré-Covid ». Il y a peu de raisons que l'ordre de grandeur soit très différent en France.
Il va donc falloir organiser tout ça. Face à la grande pagaille du télétravail, chaque entreprise va devoir mitonner son rougail. Le rougail, c'est une sauce préparée à La Réunion et à l'île Maurice pour accompagner un plat au curry, à base de fruits et légumes coupés en petits morceaux. Avec autant de recettes que de cuisiniers. Il y a toujours des oignons, mais chacun met ensuite ce qu'il veut ou ce qu'il a - tomates, pommes acidulées, mangues, citrons, concombres, cacahuètes, aubergines…
« J'habite à Barcelone »
De même, chaque entreprise va devoir concocter sa propre recette, avec ses ressources, ses contraintes, sa stratégie - et les envies des uns et des autres. Le tiers des directeurs de ressources humaines disent ainsi avoir dans leurs effectifs des salariés qui ont déménagé, selon une enquête de leur association, l'ANDRH. Dans les métiers très demandés, notamment dans les technologies de l'information, il est devenu possible d'entendre un candidat dire : « Je veux bien venir travailler chez vous, mais j'habite à Barcelone. » Des salariés aspirent à venir deux jours par semaine, d'autres trois ou quatre. Etc.
En France, le dialogue social se conçoit d'abord à l'échelle nationale ou à la rigueur de la branche professionnelle. Les accords d'entreprise montent en puissance (2.000 l'an dernier sur le télétravail, presque deux fois plus qu'en 2019). « La gestion des cas individuels ne doit pas prendre le pas sur le collectif », estime Audrey Richard, la présidente nationale de l'ANDRH. Certes… mais il va aussi falloir en venir au dialogue individuel, avec des managers qui y sont parfois peu rodés. Détail essentiel : le rougail est une sauce pimentée. La nouvelle organisation du travail le sera aussi.
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