L’administration Biden risque d’imposer une régulation de la Big Tech à la fois sévère, chirurgicale et différente de l’approche européenne. Frederic Filloux JuIn 2621
Lina Kahn, nouvelle président de la Federal Trade Commission et Margrethe Vestager, VP de la Commission Européenne. Dans sa volonté de réguler les géants du net, l’Europe est partie du mauvais pied. Menée par une Margrethe Vestager plus idéologue que visionnaire, la Commission avait pris pour cible préférée Google, dénichant de réelles pratiques abusives, enquêtant pendant des années pour arriver à des sanctions financières tombant bien après que le problème ait été corrigé par le contrevenant. Dans le même temps, Vestager ignorait Facebook, ne voyait pas non plus l’émergence des pratiques prédatrices et les conflits d’intérêt patents côté Amazon dans le e-commerce. En fait, tout ce qui a déferlé sur l’Europe était largement anticipable. Résultat : hormis des amendes qui se mesurent en quelques jours de chiffre d’affaires pour les géants du numérique, ces actions n’ont débouché sur aucun changement systémique. C’est impardonnable compte tenu des enjeux et des moyens de l’UE. Il aurait suffi que le staff pléthorique de Vestager (plus de 900 personnes) passe un peu de temps à regarder ce qui se passait Outre-Atlantique pour anticiper ce qui allait arriver. Il fallait simplement lire le Wall Street Journal pour comprendre que le fleuve Amazon était sorti de son lit pour aller innonder les terres de la logistique, de la culture (livres, films), du jeux vidéo, des systèmes de paiement, des enchères en ligne, de la fabrication d’objets électroniques ; il fallait se rendre compte qu’Amazon n’était plus un commerçant mais une place de marché agrégeant des centaines de milliers de commerçants indépendants et qu’au passage, Amazon était devenu le numéro un du stockage et de données et disposait de la plus grande capacité de calcul commercialisable au monde. Tout cela était inscrit, visible, documenté. Mais, toute à sa posture de mère fouettarde de l’antitrust, désireuse avant tout de soigner sa communication à coup de pénalités spectaculaires — des mesures simples à comprendre pour des médias qui perdent rarement leur temps à s’immerger dans la complexité — Vestager s’en est tenue à une approche symptomatique du problème. Le Digital Service Act et le Digital Market Act promus par Thierry Breton devraient davantage s’attaquer à la racine du problème, mais il faudra attendre deux ou trois ans pour en voir les effets tangibles, en raison de la vitesse géologique de la tectonique bruxelloise. Aux Etats-Unis, s’il n’est pas certain que les choses aillent plus vite, la volonté politique et les compétences n’ont jamais été aussi fortes. Pas moins de six législations sont dans le pipeline législatif américain, avec deux éléments intéressants : • Un, c’est un effort bipartisan, démocrate et républicain, ce qui garantit, en théorie du moins, une portée à long terme des actions. Même s’il convient de ne pas oublier que les motivations des deux camps ne sont pas alignées : les républicains rêvent de se payer une Big Tech qu’ils considèrent comme vendue aux progressistes, tandis que les démocrates souhaitent refluidifier un écosystème qu’ils estiment, à tort ou raison, menacé de thrombose. • Deux, un de ces projets de loi prévoit une augmentation substantielle des moyens de la FTC. L’idée est de relever le niveau technique et aussi de pouvoir aligner les heures d’avocats pour rivaliser avec l’armada de lawyers déployée par les grandes firmes de la tech. Avec un effet tangible : là où le département de la Justice avait tendance à négocier avec les parties adverses afin d’éviter un ruineux procès, le DOJ sera plus enclin à aller à la confrontation. Joe Biden a nommé à la Federal Trade Commission un profil inédit : Lina Kahn, professeure de droit à l’Université de Columbia. Cette jeune femme de 32 ans a eu les mains libres pour constituer une équipe chargée des actions antitrust qui est alignée sur ses positions, lesquelles sont plutôt agressives envers la Big Tech. Kahn s’est illustrée en 2017 avec la publication d’un papier dans le Yale Law Journal sur la nécessité de reconsidérer la lutte contre les abus de position dominante incarnés par Amazon. Subscribe Dans les grandes lignes, sa thèse est que le comportement prédateur va bien au-delà d’une capacité à imposer les prix sur un marché donné — la doctrine qui prévalait dans les années 70-80 par l’Ecole de Chicago et sur laquelle s’est appuyée la jurisprudence américaine. La tech en a fait sa ligne de défense légale : “Je garantis les prix les plus bas”, dit Amazon ; “Quand je détecte une entente pour les faire monter artificiellement [cas du PQ en Allemagne au début de la pandémie], je sévis. Je suis donc du côté du consommateur”. Tous les fournisseurs de services gratuits — search, email, stockage, cartographie, agenda … — invoquent la même idée : le consommateur y gagne donc il n’y pas de sujet. Lina Kahn entend adapter l’antique doctrine antitrust à ce qu’elle appelle la “market structure” de la Big Tech. Voici la liste non exhaustive des pratiques qui sont dans le collimateur de Lina Kahn : • Éviction par le prix. Cas typique : fort de ses poches profondes, un e-commerçant comme Amazon va vendre à perte une gamme de produit jusqu’à épuisement de la concurrence qui rendra les armes sous la forme d’une faillite ou d’une acquisition négociée façon Don Corleone. • Elimination par intégration. C’est le cas d’un app futée qui fait un tabac auprès de millions d’utilisateurs ; deux ans après, des fonctionnalités identiques surgissent dans Microsoft Office, MacOS, iOS, ou Google Workplace. • Contrainte par l’intimidation. Exemple, en 2014, Amazon a brièvement déréférencé les livres édités par Hachette pour faire pression sur l’éditeur dans une négociation sur le prix des livres électroniques. • Contraintes par les moyens. Par exemple, Google favoriserait les sites qui utilisent ses outils publicitaires. En l’espèce, il s’agit plus une cupide idiotie de Google qui a tendu les verges pour se faire battre, alors que cette activité génère un revenu infime au regard des placements publicitaires. • Domination par les données. Là, c’est open-bar. La capacité de collecte autant que de traitement des données clients confèrent aux géants de la tech une suprématie économique absolue. Amazon Basics est à lui seul un monumental conflit d’intérêt : grâce à sa vue imprenable sur des millions de produits et des centaines de millions de clients, il sait au dollar près ce qui se vend et peut mettre sur le marché ce que bon lui semble sans prendre le moindre risque commercial et avec une marge, modeste, mais garantie. • Domination par la pub. Cas flagrant : Amazon est aujourd’hui le 3e acteur de la pub numérique aux Etats-Unis avec 23 milliards de dollars de revenus annuels et une croissance de 65%. A soit seul, c’est une aberration sur le plan de l’équité commerciale (imaginerait-on Carrefour ou Auchan devenir la troisième force publicitaire en France ?) La position de Lina Kahn lisible en filigrane dans son papier du Yale Law Journal est qu’Amazon ne devrait purement et simplement pas avoir le droit d’avoir un pied sur le secteur publicitaire. • Contrôle par l’intégration verticale. Exemples : Apple Music, Apple TV sont “bundlées” avec iOS et MacOS. Cela pénalise ses concurrents du streaming comme Netflix ou Disney qui se battent pour recruter des abonnés, ou encore Spotify qui doit s’affranchir d’une taxe de 30% sur toutes les ventes réalisées via l'App Store d’Apple. Idem chez Amazon présent dans le streaming musical et vidéo et même dans le gaming avec la plateforme Twitch. Autres exemples : les comparateurs de prix de Google, le service Google Maps attaché au moteur de recherche qui a littéralement tué le business des GPS, la position d’Amazon largement dominante sur le segment des smart speakers qui lui permettent de capturer les commandes d’achat exprimées vocalement et de les router vers ses produits maison… . . . Il sera intéressant de voir la traduction pratique de cette évolution de la doctrine antitrust américaine. Une certitude : il n’y aura pas de grand soir du démantèlement comme en rêvent les anti-GAFAM français. En France, l’idée de pulvériser la Big Tech américaine tient surtout de la catharsis revancharde ; dans les faits, l’écosystème des startups tricolores n’y gagnera pas grand chose. L’administration américaine sait qu’elle doit avancer avec précaution : un, l’opinion publique est très largement favorables aux entreprises de tech en raison des innombrables services qu’elles apportent (j’y reviendrai) ; deux, l'exécutif est soucieux de ne pas tuer l’innovation, nourrie par des milliards de dollars de recherche et développement qui ont donné sa surpématie à la technologie numérique américaine — avec des avancées en matière de computing ou de simulation, qui ont irrigué la biotech ou le spatial. Il faut donc s’attendre plutôt à des frappes chirurgicales, par exemple, exiger d’un acteur qu’il renonce à telle ou telle activité caricaturalement abusive. Les fusions et acquisitions seront aussi largement scrutées, tout comme les accords commerciaux. Aux Etats-Unis, l’ensemble de la galaxie numérique est devenu instable en raison du champ gravitationnel exercé par cinq ou six géants dont il va falloir réduire la masse et corriger les orbites. — frederic@episodiqu.es
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