Paul Molga
En 2020, la santé consommait déjà plus de 10 % des richesses de l'économie planétaire. En 2041, la médecine préventive et personnalisée permettra de vaincre la plupart des maladies. Le marché pourrait alors dépasser les 18 billions de dollars.
Dorian savoure son investissement. Pour quelques dizaines de milliers d'euros, il a fait prélever et conserver avant ses quarante ans des cellules vivantes de sa peau. Aujourd'hui que son coeur montre quelques signes de faiblesse, elles ont permis aux biologistes de cultiver des cellules cardiaques compatibles avec son système immunitaire. En 2041, trente-quatre ans après la découverte du professeur Shinya Yamanaka sur les technologies régénératives, l'opération est désormais pratiquée en routine : en quelques semaines, l'injection de cette potion de jouvence a remis le patient sur pied. Personnalisée, prédictive, préventive et participative.
Avec les progrès considérables des sciences du vivant sur quantité de fronts, la « médecine 4P » est devenue une réalité. « Les projets les plus prometteurs sont le fruit de l'alliance de multiples disciplines : génétique, épigénétique, algorithmes, nanotechnologies, microfluidique, immunothérapie, étude du microbiote… » explique Isabelle Delattre, coauteure d'une analyse prospective de l'innovation en santé menée par l'organisation professionnelle des entreprises du médicament (LEEM) et le think tank Futuribles.
Avec le progrès, les maladies de civilisation se seront largement propagées dans le monde. En 2041, le diabète, qui concernait 463 millions d'adultes vingt ans plus tôt, pourrait alors toucher 642 millions de personnes, provoquant la deuxième cause d'accidents cardiovasculaires. Le nombre de nouveaux cas de cancer devrait, lui aussi, exploser avec une augmentation de 60 % des cas. Quasiment la moitié des 29,5 millions de personnes concernées pourraient alors décéder de cette maladie, selon l'OMS. « Les technologies vont permettre une compréhension plus fine des facteurs de risque en portant une plus grande attention à nos modes de vie et à la qualité de notre environnement », positive, cependant, Isabelle Delattre.
La santé bénéficie de colossales ressources : en 2020, elle consommait plus de 10 % du produit intérieur brut dans tous les pays développés et croît au rythme de 4,3 % par an. Son marché, évalué à 8.100 milliards de dollars en 2020, devrait atteindre 18,28 billions de dollars d'ici à 2041, selon les estimations de l'étude Future Health, Care and Wellbeing commandée par Allianz Care. Son auteur, le futuriste britannique Ray Hammond, imagine cinq innovations majeures qui vont révolutionner la médecine : l'analyse ADN personnelle et les données de santé électroniques individualisées ; l'utilisation de cellules souches pour réparer les tissus et organes ; le développement et l'administration de médicaments à des niveaux submicroscopiques ; les thérapies géniques ; enfin, l'intelligence artificielle et les technologies numériques pour diagnostiquer et surveiller la santé des patients.
Traitements de précision
« Chacune de ces technologies transformerait individuellement les perspectives de santé et de longévité humaines. Mais, prises ensemble, elles produiront un paradigme entièrement nouveau pour les soins de santé : un système dans lequel les patients recueilleront leurs propres données de santé, les généticiens élimineront les maladies héréditaires de la population, les systèmes d'intelligence artificielle faciliteront systématiquement le diagnostic et les traitements seront adaptés et personnalisés pour chaque patient », prédit l'auteur médaillé d'or des Nations unies pour ses travaux.
Plusieurs études suggèrent que jusqu'à 80 % des patients ne répondent pas aux dix médicaments le plus souvent prescrits pour les maladies courantes. « A l'avenir, il y aura peut-être autant de protocoles de traitement que de personnes malades », anticipe Isabelle Delattre. D'ici à 2041, grâce à la croissance rapide de la puissance de traitement informatique, l'analyse de l'ADN personnel pourrait être aussi routinière qu'une analyse sanguine, et permettre aux médecins de quartier de prescrire des traitements de précision pour chacun de leurs patients. Le premier séquençage des 3 milliards de paires de bases du génome humain en 2001 a coûté 2,7 milliards de dollars. Huit ans plus tard, le coût d'une séquence complète était déjà tombé à 100.000 dollars. Il est actuellement proposé à moins de 400 dollars. « Le coût de séquençage des gènes a diminué plus vite que le rythme de la loi de Moore », constate Richmond Wolf, gestionnaire de portefeuille d'action chez Capital Group, dans une étude prospective sur le secteur de la santé.
Séquençage low cost
Cette réduction considérable des coûts enflamme la recherche. « Elle a ouvert un tel espoir en oncologie que les Big Pharmas consacrent des sommes considérables à ces travaux », explique Ray Hammond. Leurs enjeux : détecter en amont, élargir l'arsenal thérapeutique, développer la prévention et anticiper les phénomènes de résistance des cellules malignes. « Le cancer de chaque patient présente une combinaison unique de modifications génétiques. Le séquençage de l'ADN tumoral va être largement utilisé pour identifier ces altérations et déterminer un plan de traitement », poursuit-il.
Mieux : d'ici à 2041, il est probable que les services de santé proposeront systématiquement le séquençage de l'ADN des nouveau-nés pour prévenir le développement de cancers à l'âge adulte.
La « pénicilline du XXIe siècle » sera un autre pilier de la longévité humaine. Grâce aux cellules souches qui peuvent se différencier en n'importe quel autre type de cellules, la médecine des années 2040 va pouvoir développer des organes de remplacement entiers, pour soigner, mais aussi pour modéliser des maladies à des fins de recherche. Certains cancers, des maladies auto-immunes, des troubles neurologiques, et même l'infertilité pourraient être traités. La bio-impression 3D qui y sera associée pourra répondre à la pénurie mondiale de dons d'organes.
Sur la paillasse, des chercheurs ont démontré la faisabilité technique de ce projet de science-fiction. En 2019, une équipe israélienne a fabriqué in vitro un coeur de la taille de celui d'un lapin fonctionnel « composé de cellules, de vaisseaux sanguins, de ventricules et de chambres », selon son concepteur Tal Dvir, directeur du laboratoire d'ingénierie tissulaire et de médecine régénérative de l'université de Tel-Aviv. A ce jour, ces cellules sont capables de se contracter, mais elles n'ont pas encore la capacité de pomper et la résolution des imprimantes 3D est encore trop faible pour permettre la reproduction des plus petits vaisseaux. « Rendez-vous dans vingt ans : il y aura des imprimantes d'organes dans les meilleurs hôpitaux du monde qui fabriqueront des pièces de rechange corporelles de façon routinière », veut croire le chercheur.
Microrobots médecins
D'autres ont investi la médecine nanométrique. Ils veulent agir à l'échelle submicroscopique du milliardième de mètre pour prévenir, diagnostiquer et traiter toutes sortes de maladies. Les plus optimistes imaginent concevoir des nanorobots à partir de composants moléculaires. Avec ces appareils d'une taille 1.500 fois inférieure à un cheveu, ils veulent administrer des thérapies au plus près des zones à traiter. Cinquante ans après « Le Voyage fantastique », ce film de Richard Fleischer qui avait miniaturisé un sous-marin pour envoyer une équipe de scientifiques sauver la victime transgressive d'un coma, des chercheurs de l'Institut Max-Planck ont expérimenté de vrais robots capables de circuler dans nos fluides corporels (vaisseaux sanguins, système lymphatique, liquide oculaire…). Le moteur de ces micronageurs : flagelles, cils et coquilles semblables à celles des saint-jacques. Celles conçues pour ce travail mesurent approximativement la taille d'un cheveu (environ 800 microns). Elles utilisent des sortes de charnières aimantées pour s'ouvrir et se fermer sous l'influence d'un champ magnétique : plus les impulsions se rapprochent, plus vite va le robot.
L'administration de médicaments n'est pas la seule indication visée par les chercheurs avec ces outils. A la Georgia State University, on utilise par exemple des nanoparticules dans l'élaboration d'un vaccin antigrippal qui ciblera une partie commune à tous les virus grippaux. D'autres chercheurs du Wyss Institute ont testé un système qui libère des médicaments lorsque les nanoparticules sont contraintes, comme cela se produit lors du passage dans une section d'artère partiellement bloquée par un caillot sanguin. « La nanomédecine en est encore à ses balbutiements, mais ce domaine pourrait surpasser toutes les autres branches de la science médicale », anticipe Ray Hammond.
Jumeaux numériques
L'informatique coiffera nécessairement ces progrès. Dans les années à venir, les données collectées à partir des appareils portables, des applications pour smartphones et des capteurs permettront de surveiller et d'enregistrer en continu les conditions métaboliques, cardiovasculaires et gastro-intestinales. En 2041, des doubles numériques de nous-mêmes devraient nous modéliser. « Ces jumeaux numériques seront les fondations de la médecine de précision du futur », pense le professeur François Sigaux, directeur scientifique de la recherche fondamentale au Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Avec eux, les cliniciens vont pouvoir considérer les différences physiques et génétiques qui font de chacun de nous un être unique qui réagit inégalement face aux traitements et à leurs effets secondaires.
Start-up et grands groupes sont dans les starting-blocks. « Avec des algorithmes robustes qui intégreront de plus en plus d'informations, on peut chacun espérer disposer à l'avenir de notre double digital qui accompagnera toute notre vie pour servir d'évaluation et d'aide à la décision pour nous maintenir en bonne santé », imagine Tommaso Mansi, directeur de la recherche chargé des travaux sur les thérapies guidées par l'image chez Siemens. Avec ce jumeau, il sera alors possible de comparer des vies d'abus d'alcool et de graisses, et des vies saines où nous faisons du sport. De quoi inciter à des quotidiens plus sains.
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